La « Grande démission » n’a pas encore gagné la France

En France, la forte reprise du marché du travail se conjugue à une prise de conscience des candidats avec la pandémie du Covid-19 qui a réévalué la place du travail dans la vie des salariés et accéléré leurs envies de reconversion professionnelle. Doit-on craindre la même déferlante de la Grande Démission qui fait rage aux Etats-Unis? Le site d’actualité spécialisé dans les ressources humaines RH Matin et le moteur de recherche d’emploi Indeed se sont posés la question lors d’un webinaire dédié, « La vague de démissions a-t-elle gagné la France ? ». Etat des lieux sur les tensions du marché du travail et la pénurie de main-d'œuvre.

© Pixabay.
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« Great Resignation » ou « Big Quit ». Aux Etats-Unis, près de 20 millions de salariés ont quitté le marché du travail ou leur poste pour un autre depuis 2021. « Soit pour un départ à la retraite anticipé, soit des jeunes qui se sont éloignés de l’emploi, soit des actifs qui travaillent dans des secteurs assez pénibles », détaille Thibault Maire, expert du marché du travail chez Indeed France. Ils remettent ainsi en cause leur rapport au travail et à l’entreprise et leurs choix de « mener une carrière ». Si en France les démissions sont plus nombreuses aujourd’hui qu’avant la crise et que le contexte y est propice, « nous ne sommes pas dans le cas de figure du Big Quit américain où l’on voit un éloignement durable et massif du marché de l’emploi » indique-t-il. Mais des effets semblables sont d'ores et déjà visibles dans l’Hexagone. En novembre dernier, la Dares (ministère du Travail) alertait ainsi sur le fait que le nombre de démissions de salariés en CDI s’était accéléré mi-2021 : plus de 302 000 salariés ont quitté leur emploi en juin et juillet, contre 263 000 en 2019 et les ruptures conventionnelles ont atteint, sur la même période, le chiffre de 85 000 contre 77 000. Les départs volontaires ont augmenté de 17% pour les établissements de plus de 50 salariés, et de 21% pour ceux de 10 à 49 salariés, selon une autre étude de la Dares, publiée en février dernier. « Il y a aussi un phénomène de rattrapage avec nombre de salariés qui avaient mis en pause leur projet à cause de la crise et des incertitudes liées à l’avenir ». Mais l’expert se garde bien de faire de la prospective tout en indiquant qu’,« il y a une vraie saisonnalité, en France, du marché de l’emploi avec une pause estivale, côté employeurs comme côté candidats ».

Malaise des salariés

D’un côté, le marché de l’emploi en France semble très dynamique, avec une reprise rapide de l’activité dans de nombreux secteurs. En atteste l’augmentation du volume d’offres d’emplois disponibles –presque 50% d’offres supplémentaires sur Indeed fin mai 2022, du taux de chômage de 7,1% au 1er trimestre 2022, au plus bas depuis 2008, selon l’Insee, et du taux d’activité de 74%, « au plus haut niveau ». D’un autre côté, les candidats ont davantage d’opportunités sur un marché de l’emploi porteur. Dans le même temps, la crise a été propice pour les salariés à une réflexion sur le rapport au travail, à l’entreprise, à l’employeur et à une réévaluation de leurs choix de carrière. « Soit la crise a révélé de nouvelles priorités ou la pandémie a servi de déclencheur », explique Thibault Maire. De multiples facteurs sont en cause : en premier lieu, l’épuisement professionnel et le manque de soutien managérial subi par certains salariés. Employeurs et salariés se trouvent dorénavant dans une « relation consumériste avec la recherche d’un bénéfice immédiat » et une forte prise de conscience de l’importance du bien-être en entreprise, constate Thibault Maire. « Les salariés cherchent aujourd’hui du concret et n’hésitent plus à mettre leur vie professionnelle entre parenthèses et/ou à partir si les conditions de travail ne leur conviennent plus ».

Près d’un salarié sur deux envisage de démissionner

Si l’envie de démissionner semble massivement présente dans la tête des salariés, cette réalité ne concerne finalement qu’un salarié sur deux. Ainsi, 42% des Français considèrent être dans une bonne période pour démissionner* et 35% n’ont jamais eu autant envie de démissionner qu’aujourd’hui, voire 42% des moins de 35 ans. 70% y pensent et ont déjà eu envie de quitter leur poste actuel (30% rarement, 40% au moins de temps en temps et 16% souvent, voire tous les jours). Néanmoins, pas question de démissionner sans projet en tête (offre d’emploi, projet personnel…) : ainsi, 72% des Français n’envisagent pas ou probablement pas de le faire. Une frilosité à laquelle s’ajoutent plusieurs freins : 79 % des Français en évoquent au moins un. D’abord des freins purement matériels –crédit en cours de remboursement, projet immobilier…– ou des freins psychologiques, avec 31 % d’entre eux qui ont peur de se confronter à des échecs, ce, malgré l’explosion du nombre d’opportunités. Viennent enfin des freins liés à l’âge, 41% considérant qu’« à partir d’un certain âge, il devient trop risqué de démissionner ». La moyenne des réponses situe cet âge « limite » d’attractivité à 46 ans.

RH et recruteurs doivent répondre à leurs nouvelles attentes

Cependant, les salariés se considèrent en position de force. Avec la crise sanitaire, les Français perçoivent différemment les opportunités potentielles et leur rapport aux recruteurs. Ainsi, 53 % pensent qu’ils peuvent davantage leur imposer leurs souhaits ; 51 % se sentent moins attachés à leur entreprise et, en lien avec le volume d’offres d’emplois disponibles, 48 % pensent qu’ils peuvent plus facilement trouver un emploi qui leur correspond vraiment. « Le rapport de force s’est soit inversé, soit rééquilibré ». Preuve à l’appui, le comportement des candidats, avec la hausse de la pratique de « ghosting » en France, qui consiste à ne pas se présenter à un entretien d’embauche programmé, ou à ne pas aller au bout du processus, ou ne pas répondre à des sollicitations. « Même si elle reste à la marge et qu’il ne faut pas la généraliser », tempère Thibault Maire. Pour y pallier, l’expert conseille de raccourcir au maximum le parcours de candidature et d’éviter tous les freins qui pourraient faciliter ce phénomène. En conséquence, la fonction RH va devoir jouer un rôle déterminant pour créer une passerelle entre dirigeants et salariés et équilibrer les besoins et attentes de chacun.

*Etude OpinionWay pour Indeed menée entre avril et mai 2022


Charlotte DE SAINTIGNON