L’économie servicielle :

vertueuse mais...introuvable ?

Acheter de la lumière plutôt que des ampoules, réparer plutôt qu’acheter un nouveau produit… Pour les entreprises et les particuliers, des pratiques nouvelles se diffusent, impact écologique oblige. Reste à mettre au point un modèle économique viable…

© Adobe stock
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Vendre des kilomètres et non des pneus, un abonnement de réparation… Aujourd’hui, de plus en plus d’entreprises questionnent leur modèle économique. Le 18 avril dernier, à Paris, Science-Po Alumni organisait une table-ronde consacrée à « Économie servicielle, économie circulaire, quels business models pour accélérer la transition écologique des entreprises ? » La réponse du groupe Fnac Darty, par exemple, passe par trois types d’actions. Depuis cinq ans, il vend des produits plus durables, une démarche qui se matérialise dans un « indice de durabilité », lequel prend en compte durée de vie du produit et possibilité de le réparer. Le groupe propose également aux foyers un service d’abonnement de réparation des produits électroménagers (quelle que soit leur provenance). En outre, il a développé la vente de produits reconditionnés. « C’est l’ensemble des trois démarches qui fait un modèle durable. (…) Nous sommes convaincus que nous arrivons dans un monde où nous allons vendre moins de produits ; notre modèle économique passe aussi par le service », explique Martin Aunos, directeur de la business unit seconde vie de Fnac Darty. A l’origine de la démarche, une étude sur l’impact écologique de l’entreprise a montré que ce dernier est essentiellement lié aux produits vendus.

Le revenu transactionnel devient récurrent

Autre exemple, dans le domaine du B to B, François Johnston vient de lancer Johnston circular, cabinet de conseil spécialisé dans les modèles d'affaires soutenables (paiement à l'usage et économie circulaire) pour accompagner les entreprises dans l'exploration et le déploiement de ces offres nouvelles. Pendant plusieurs années, il a dirigé la section « tire as a service » de Michelin, destiné aux transporteurs équipés de flottes de véhicules. « On ne vend pas des pneus, mais des kilomètres. L’économie servicielle consiste à vendre non pas un produit, mais le résultat de son usage. Cela change tout », analyse l’expert. Le modèle économique change, puisque le revenu transactionnel devient récurrent. La manière de travailler aussi : « comme on est engagé sur un résultat, on est obligé de s’impliquer dans l’opération, d’être aux côtés de la personne qui va utiliser le produit », explique François Johnston. Résultat, la position commerciale se renforce, les concurrents ayant du mal à se faire une place. La contrepartie ? La difficulté d’initier la démarche…

Sur le plan environnemental aussi la logique est vertueuse, explique François Johnston: « Lorsque l’on s’engage sur un résultat, moins on met de produit, plus on est rentable (…) dans le modèle de la fonctionnalité, les acteurs sont rémunérés sur l’efficience de l’usage et non sur les volumes ». Mais « certains modèles ne sont pas si vertueux », tempère Martin Aunos, évoquant le marché européen des portables de la seconde main, largement alimenté par celui des Américains qui changent l’appareil, en fonction de la mode...

Convertir les commerciaux dopés au chiffre

Au client, « nous vendons de la tranquillité », résume François Johnston. Côté entreprise, en revanche, l’économie servicielle, et surtout, la conversion vers ce modèle, est très loin d’être un long fleuve tranquille. ...« Il s’agit d’une véritable transformation, difficile et qui nécessite des investissements », prévient Martin Aunos. État d’esprit au sein de l’entreprise, organisation, moyens… Les impacts sont nombreux. Par exemple, pour développer la seconde main, « cela veut dire plus de réparateurs qu’il faut recruter et former », note Martin Aunos. Il faut faire évoluer les habitudes : les livreurs ont été formés à collecter les produits usés avec soin, pour qu’ils conservent leur valeur ajoutée. Quant aux commerciaux, incités durant des décennies à vendre le plus de produits possibles, leurs critères de performance ont été modifiés pour intégrer celui de la durabilité des produits…

Autre évolution nécessaire : trouver le bon positionnement pour la seconde main dans l’offre du magasin. Et il faut également embarquer les parties prenantes dans l’aventure. « La première année que vous avons mis en place l’indice de durabilité, l’impact sur les clients a été proche de zéro », se souvient Martin Aunos. Le dispositif a en revanche retenu immédiatement l’attention des fabricants, qu’il faut aussi nécessairement intégrer dans la démarche. « Notre rôle est aussi de les pousser vers l’écoconception », souligne Martin Aunos. Pour lui, « il nous revient, à nous distributeurs, de mener cette danse. Nous sommes chatouillés par des start-up qui poussent à avancer plus vite, mais nous disposons du modèle le plus adéquat et de la masse critique pour le faire ». D’un autre coté, les start up présentent l’avantage de pouvoir appliquer ces nouvelles logiques sans subir de frein en interne. « La coexistence des deux modèles dans une même entreprise est très complexe.(…) Une entreprise industrielle aura tendance à penser que l’économie servicielle est une autre façon de mettre des produits sur le marché », analyse François Johnston.

Nécessité de faire écosystème

De fait, concrètement, en matière d’économie servicielle, « les initiatives foisonnent, mais on constate qu’il y a aussi beaucoup d’échecs », note Philippe Goetzmann, consultant retail et consommation, président de la commission commerce de la CCI Paris IDF. Récent exemple en date, l’échec de « Les cachottières », plateforme proposant la location de vêtements. Elle a fermé ses portes, huit ans après sa création, en avril dernier. « La question est de savoir comment marketer le modèle serviciel. Tout le monde tâtonne un peu( …), il faut être durable aussi du point de vue de la rentabilité. On ne peut pas se dire qu’on va créer une activité qui ne rapporte pas d’argent », confirme Martin Aunos. Pour Philippe Goetzmann, les obstacles sont nombreux : « il faut une masse critique. Il n’est pas possible de faire tourner une boucle servicielle sur de petits volumes », note-t-il.

Autre enjeu, de taille, le système normatif actuel a été conçu pour une économie industrielle, et celle servicielle ne rentre pas dans les cases. Rejoint par les autres intervenants, l’expert préconise la mise en place d’une filière, une sorte de « pôle de compétitivité pour fédérer ces acteurs, faire masse et faire évoluer les modèles. L’enjeu est de savoir comment accompagner l’émergence de cette économie. Si nous savions être écosystémique, nous pourrions faire grandir les champions de demain », estime-t-il. Car les marchés émergent, qu’il s’agisse de B to B ou de B to C. Pour les pneus, par exemple, le modèle est adoubé par un nombre toujours croissant de transporteurs. « Il existe un effet cliquet. Une fois qu’un client est passé en serviciel, il ne revient jamais en arrière », explique François Johnston. Chez Darty, le marché de l’abonnement, par exemple, est émergent, mais en très forte croissance.