Covid-19 : «Retrouver une mobilité choisie, pondérée et frugale»

Crédit Photos :Florence Brochoire
Crédit Photos :Florence Brochoire

Le 28 février dernier, le cabinet d’études et prospective Chronos et l’Obsoco, Observatoire société et consommation, présentaient les résultats d’une enquête auprès de 4 000 personnes intitulée «Observatoire des usages et représentations du territoire ». 81% des sondés désignaient le village comme leur lieu de vie idéal. Bruno Marzloff, sociologue, fondateur de Chronos et auteur de l’ouvrage «Sans bureau fixe», prône depuis plusieurs années une «démobilité» raisonnée. Il n’imaginait sans doute pas, quelques semaines à peine après la publication de cette étude, que son souhait serait exaucé aussi vite. Interview.

La «démobilité», que vous appelez de vos vœux depuis plusieurs années, se matérialise aujourd’hui de manière magistrale avec le confinement imposé par l’épidémie de Covid-19. Comment réagissez-vous ?

Attention aux malentendus. Ce que nous vivons, avec le confinement, ce n’est pas la «démobilité», mais l’immobilité, une assignation à résidence. La démobilité consiste au contraire à retrouver une mobilité choisie, pondérée, frugale. Cela signifie être maître de ses déplacements, sans dépendre des injonctions imposées par le travail ou l’hypermarché. Je sais que le terme «démobilité» est ambigu, qu’il résonne comme un couperet privatif. Toutefois, je ne trouve pas d’autre appellation. Même le mot «proximité» ne correspond qu’en partie à ce concept.

Jusqu’à présent, les sociétés occidentales semblent davantage valoriser l’hypermobilité que la démobilité ?

Certes, et cela s’explique par notre modèle économique. Nos sociétés sont obsédées par la productivité, dont la vitesse est l’une des conditions. Or, la vitesse, parce qu’elle est devenue motorisée et individuelle, a profondément modifié la ville et l’aménagement du territoire, en éloignant les uns des autres les lieux de vie, de travail ou de loisirs. Les conséquences sont énormes, tant en matière de stress, que de pollution, épuisement des ressources ou dérèglement climatique.

Ce que vous appelez «démobilité» n’est pas une idée neuve, y compris, paradoxalement, parmi les experts de la mobilité. Comment ce concept est-il apparu ?

 Je me souviens l’avoir évoqué lors d’une conférence, en 2009, face à des acteurs du transport public. Ils m’ont immédiatement accusé de leur planter un couteau dans le dos. Je me suis efforcé de leur expliquer, au contraire, la mobilité choisie serait une bonne nouvelle pour le secteur des transports, car elle conduit à un usage raisonnable. En 2013, Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po, a écrit «Démobilité, travailler, vivre autrement» dans un dossier publié par le centre de ressources Fondapol, en 2013. La démobilité trouve, en outre, dans l’opinion une assise plus forte qu’on pourrait le penser. L’enquête que nous avons publiée fin février avec le cabinet L’Obsoco montre, par exemple, une appétence pour le village et, au-delà, pour la proximité.

Mais comment limiter l’hypermobilité si on continue à étaler les villes toujours plus loin ?

En effet, les débats sur les mobilités doivent moins s’intéresser au mode de déplacement, lourd ou léger, individuel ou collectif, motorisé ou non, qu’à la ville elle-même. La forme urbaine, dense ou lâche, est la matrice des mobilités.

Pensez-vous que la crise que nous vivons va accélérer le développement du télétravail ?

Le télétravail était déjà brandi comme une solution par la Datar à la fin des années 1980… Il est bien sûr tentant de se tourner vers cette forme de travail, mais avec le confinement, les entreprises vont découvrir les limites de la formule. Les salariés constatent, de leur côté, que leurs habitudes à domicile ne sont pas forcément adaptées au travail à distance. En outre, la dernière enquête du Forum des vies mobiles, un think-tank financé par la SNCF, montre que les adeptes du télétravail habitent plus loin, et finissent par se déplacer davantage que la moyenne.

En fait, la meilleure manière de limiter les déplacements passe par la relocalisation de l’emploi, des approvisionnements, mais aussi des besoins numériques. Des usines se réinstallent en ville, le groupe SOS, qui encourage l’entrepreneuriat social, veut créer mille bistrots dans les villages. Le Medialab de Sciences-Po, un laboratoire de recherches, construit un site Internet qui cherche à limiter sa «dette numérique», c’est-à-dire la dépendance aux autres prestataires.

La période que nous vivons signe-t-elle le rejet de la grande ville ? Pour le dire autrement, après cette pandémie, les ménages vont-ils continuer à souscrire un prêt de 25 ans pour acquérir un petit appartement sans balcon dans le centre de Lille, Nice ou Paris ?

Il est certain que l’enfermement dans 20 ou 40 m² pendant deux mois peut causer des dégâts monstrueux. Cette expérience va renforcer le rejet du mode de vie urbain, mais ce ne sera que l’accélération d’une tendance que l’on constate déjà, et qui est avancée par de nombreux experts, tels le sociologue Éric Charmes, le philosophe Thierry Paquot ou l’auteur Pablo Servigne. Dans cette optique, il importe de renforcer le lien entre la ville et ce que l’on appelle son «arrière-pays», qui détient un capital inestimable, la nature, ainsi que la production agricole.

Malgré ce rejet de la métropole, les aires urbaines des grandes villes, en France, ne cessent de gagner des habitants…

C’est vrai. Les habitants des métropoles expriment, dans les enquêtes que nous menons, une forte envie d’ailleurs. Mais la mise à exécution de ces projets de déménagements, à la campagne ou dans une petite ville, est compliquée. Les citadins demeurent liés à leur lieu d’habitation par l’emploi, le couple, les enfants. Mais les conditions du changement, en ce printemps 2020, sont exceptionnelles, et il serait dommage de ne pas s’en saisir.

Dans l’histoire, les périodes où l’on a limité la croissance et les déplacements sont présentées comme des ères de déclin. Qu’en pensez-vous ?

Certains brandiront le destin de l’empire romain ou des mayas. Mais notre fuite en avant collective nous oblige désormais à une forme de décroissance des mobilités. Ignorer le choc du réel serait une faute grave.

Olivier RAZEMON